Un éléphant dans la pièce

    Nous avons pu apprécier ces dernières années la grande créativité de certains services marketing qui, souhaitant verdir les argumentaires commerciaux des produits qu’ils vendent, font preuve d’une imagination sans borne pour nous faire gober les pires inepties. Nous pensions avoir atteint les sommets avec le fameux (et fumeux) oxymore "cuir vegan", sorte de simili-cuir autoproclamé "ecolo" puisqu’il est "cruelty free", ma bonne dame! 
Las! À l’occasion d’un salon visité dernièrement, j’ai pu noter un nouveau "concept" qui fleurissait sur de nombreux stands, une sorte de label apposé sur certaines des matières proposées, qui se voyaient qualifiées de "matériau eco-responsable" (sic). Je ne m’étendrai pas aujourd’hui sur le préfixe "eco", ô combien suspect lorsqu’on sait qu’on ne peut qualifier ainsi un matériau dans l’absolu, sans s’attacher à l’emploi de cette matière, au cadre, à la finalité etc.. Non, aujourd’hui je m’attarderai sur l’utilisation du terme "responsable".
    Les mots ont un sens. Les travestir, les tordre à dessein, c’est peu à peu les vider de toute substance, et rendre inopérante la réflexion et illusoire un dialogue fécond. 
La définition du dictionnaire est claire concernant le mot "responsable":
Org. latin respondere (répondre). Être l'auteur, la cause volontaire et consciente. Le responsable doit répondre, rendre compte de ses actes, les assumer, en supporter les conséquences.
De facto, un matériau "responsable" doit donc être considéré comme agissant volontairement en étant conscient de ses actes, mazette! Lamartine s’interrogeait pour savoir si les objets inanimés avaient une âme, notre époque a visiblement tranché. Oui, la matière en serait pourvue, puisqu’elle est considérée comme consciente, agissante, réfléchie. C’est vrai ça, c’est lamentable que ma bouteille de Coca ait décidé toute seule comme une grande de vivre sa vie de déchet flottant dans l’océan pour au moins un siècle. 
Nous voyons bien ici l’artifice de ce tour de passe-passe du discours marketing: Il s’agit de nous décharger en partie de notre responsabilité face aux dérèglements actuels (une sorte de "c’est pas ma faute, c’est le plastique le responsable"), et par ailleurs nous faire croire que nous avons de vrais leviers d’action positive, en ayant la liberté de choisir les bons matériaux. Comme un blanc-seing pour ne rien changer sur le fond, simplement continuer à produire et consommer en choisissant une teinture "végétal", un plastique "biosourcé", un panneau "COV free" etc.. Vous avez vu mon dernier SUV? Le volant est en cuir régénéré avec une résine bio-sourcée…
    Bien sûr, les matériaux ne sont responsables de rien, ni de la pollution, ni du dérèglement climatique, ni du temps qu’il fera demain. Ils sont, un point c’est tout. En revanche, nous sommes collectivement responsables de ce que que nous en faisons, de la façon de les exploiter, de les consommer, de ne pas nous soucier de ce qu’ils deviennent ensuite. 
    Mais surtout, se focaliser encore aujourd’hui sur ces aspects cosmétiques du choix des matériaux dans la production de biens de consommation, en tentant de nous persuader que nous pouvons régler ainsi le problème, c’est regarder la situation et les enjeux par le petit bout de la lorgnette, refuser de voir la nécessaire et l’inéluctable remise en cause de notre modèle économique consumériste. C’est la qu’est la démesure, la source du problème, c’est "cet éléphant dans la pièce" que nous devons cesser d’ignorer.

matériO Team

O! la lettre matériO' #128